Blog vagabond, culturel et champêtre

dimanche 19 avril 2009

Déménagement

Ptilonorhynque a changé de nid. Désormais, on peut lui rendre visite ici.

La langue des papillons change, devient plus légère, mais reste résolument vagabonde, culturelle et champêtre :-)

mardi 17 mars 2009

Bibliothèque, Russie, 1905

"Depuis la révolution de 1905, il y avait également, dans l'importante ville de province dont il est ici question, une grande bibliothèque publique - la fierté des habitants - avec une vaste salle de lecture et un système de prêt à domicile. Mais nous, les écoliers, elle nous faisait peur par son caractère mystérieux, compliqué et officiel. Les livres étaient protégés par de hautes barrières en bois laqué plus grandes que nous, ils étaient cachés dans d'incertaines profondeurs, on allait nous les chercher, on nous les apportait en se référant à des fiches rédigées selon un code secret dont nous ignorions la clé, et il nous était trop pénible de devoir chaque fois solliciter l'aide de la bibliothécaire ; il fallait lire à une table, assis auprès d'inconnus, d'étrangers. L'inévitable bruit de fond qui règne dans toutes les salles de lecture nous causait une gêne insurmontable, ce bruissement du silence propre aux bibliothèques, composé de toussotements, du froissement des pages que l'on tourne, du raclement sur le sol des chaises avancées ou reculées. Les distractions visuelles aussi étaient bien trop nombreuses : le moindre mouvement d'un lecteur voisin ou du bibliothécaire de service nous gênait, détournait notre attention."

Varlam Chalamov, Mes bibliothèques (Interférences, 2006). Traduit du russe par Sophie Benech

samedi 14 mars 2009

Printemps des poètes (12/31)

"La poésie est une machine à hacher par-dedans les labyrinthes et les distances. Et les mots qui la composent - des signes de reconnaissance pour ceux qui cherchent à voir en deçà de l'ordre des choses. Autrement dit, la poésie ressemble à un énorme haut-parleur qui fait ressortir, des couches fossiles de l'âme humaine, l'énergie intarissable de la tornade du premier battement de coeur. Aussi une guérilla poétique, fondée sur le talent, l'enthousiasme et la force des poètes francophones, peut-elle toujours lutter contre la réalité en détresse du monde moderne, afin d'anéantir le culte du banal, l'écriture à profil people, les préjugés, l'immobilisme et les lieux communs ! Mais pour que la poésie se change en machine de guerre, il faut que sa descente dans le quotidien soit frappante, il faut qu'elle décoiffe ! J'ai toujours cru qu'un véritable commando poétique doit avoir le courage et la vigueur nécessaires pour donner un nouveau visage à la littérature, pour remuer la vie de l'intérieur et pour dévoiler un monde où l'on peut vivre sans enfiler tous les jours une chemise de Kevlar."

Linda Maria Baros, in Poésies de langue française. 144 poètes d'aujourd'hui autour du monde. Anthologie établie par Stéphane Bataillon, Sylvestre Clancier et Bruno Doucey (Seghers, 2008)

jeudi 12 mars 2009

Printemps des poètes (11/31)

Comme un gros barbouillis de feu mâchuré
Le soleil couchant s'attarde sur les nuages qui demeurent.
Monte un sifflement vague des lointains de cette soirée fort calme.
C'est sans doute un train éloigné.

En ce moment précis monte en moi une sorte de vague à l'âme
Et un vague désir placide
Qui apparaît puis disparaît.

De la sorte parfois, à la surface des ruisseaux,
Des bulles se forment sur l'eau
Qui naissent puis se défont
Et qui n'ont pas de sens du tout
Si ce n'est qu'elles sont des bulles d'eau
Qui naissent puis se défont.


Alberto Caeiro, Le gardeur de troupeaux in Fernando Pessoa, Poèmes païens (Christian Bourgois, 1989).

mercredi 11 mars 2009

Printemps des poètes (10/31)

BIBLIOTHEK

Die vielen buchstaben
die nicht aus ihren wörtern können

die vielen wörter
die nicht aus ihren sätzen können

die vielen sätze
die nicht aus ihren texten können

die vielen texte
die nicht aus ihren büchern können

die vielen bücher
mit dem vielen staub darauf

die gute putzfrau
mit dem staubwedel



BIBLIOTHEQUE

toutes ces lettres
qui ne peuvent pas sortir de leurs mots

tous ces mots
qui ne peuvent pas sortir de leurs phrases

toutes ces phrases
qui ne peuvent pas sortir de leurs textes

tous ces textes
qui ne peuvent pas sortir de leurs livres

tous ces livres
avec toute cette poussière dessus

la brave femme de ménage
avec son plumeau



Ernst Jandl in Anthologie bilingue de la poésie allemande (Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1993). Traduit par Jean-Pierre Lefebvre

mardi 10 mars 2009

Printemps des poètes (9/31)

Valore

Considero valore ogni forma di vita, la neve, la fragola, la mosca.
Considero valore il regno minerale, la repubblica delle stelle.
Considero valore il vino finché dura il pasto, un sorriso involontario, la stanchezza di chi non si è risparmiato, due vecchi che si amano.
Considero valore quello che domani non varrà più niente e quello che oggi vale ancora poco.
Considero valore tutte le ferite.
Considero valore risparmiare acqua, riparare un paio di scarpe, tacere in tempo, accorrere a un grido, chiedere permesso prima di sedersi, provare gratitudine senza ricordare di che.
Considero valore sapere in una stanza dov’è il nord, qual è il nome del vento che sta asciugando il bucato.
Considero valore il viaggio del vagabondo, la clausura della monaca, la pazienza del condannato, qualunque colpa sia.
Considero valore l’uso del verbo amare e l’ipotesi che esista un creatore.
Molti di questi valori non ho conosciuto.



Valeur

J'attache de la valeur à toute forme de vie, à la neige, la fraise, la mouche.
J'attache de la valeur au règne animal et à la république des étoiles.
J'attache de la valeur au vin tant que dure le repas, au sourire involontaire, à la fatigue de celui qui ne s'est pas épargné, à deux vieux qui s'aiment.
J'attache de la valeur à ce qui demain ne vaudra plus rien et à ce qui aujourd'hui vaut encore peu de chose.
J'attache de la valeur à toutes les blessures.
J'attache de la valeur à économiser l'eau, à réparer une paire de souliers, à se taire à temps, à accourir à un cri, à demander la permission avant de s'asseoir, à éprouver de la gratitude sans se souvenir de quoi.
J'attache de la valeur à savoir où se trouve le nord dans une pièce,quel est le nom du vent en train de sécher la lessive.
J'attache de la valeur au voyage du vagabond, à la clôture de la moniale, à la patience du condamné quelle que soit sa faute.
J'attache de la valeur à l'usage du verbe aimer et à l'hypothèse qu'il existe un créateur.
Bien de ces valeurs, je ne les ai pas connues.


Erri de Luca, Oeuvre sur l'eau (Seghers, 2002). Traduit de l'italien par Danièle Valin

dimanche 8 mars 2009

Printemps des poètes (8/31)

Si le Maroc était un visage, ce serait une lumière, une parole du temps, dérive des saisons, énigmes des pierres.

Mon pays est une enfance qui traverse les murailles et les siècles, gardée par un ciel chargé d'oiseaux de passage, signes du lointain.

La terre, jamais muette, sait attendre et danser sous les pieds des femmes.
Le soleil lentement la dénude pendant que des mains éphémères glissent vers la nuit.

La terre, l'enfance et la lune pleine s'enchantent des turbulences, des fièvres et des fleuves en crue.

Et l'origine quitte l'argile pour s'ancrer dans les sables, et les sables c'est le Sud, source et patrie de cette lumière dessinant le visage de mon pays.

C'est aussi la douleur, les larmes dans le silence, les yeux égarés dans le ciel, l'attente pleine de terre humide.

Il est des saisons où toute clarté est cruelle, flamme descendant les monts et les légendes, brûlant les pieds nus des siècles où l'Histoire sème l'oubli des plaies.

Il est des jours où l'Histoire se blesse à l'insu des corps d'âpre orgueil.

Tel est mon corps : ombre affolée dans un jardin d'illusions.


Tahar Ben Jelloun, Les pierres du temps et autres poèmes (Seuil, "Points", 2007)

samedi 7 mars 2009

Printemps des poètes (7/31)

Berceuse

Viileä yö
viulun sisällä.
Jousen liike
vain
arvattavissa.
Mustia jouhet,
mustaa hartsi.
Ei näy sormia,
ei näy kättä.
Soittajan
liikkeet
keinuva
kehto,
laskeva sävel.
Näkyvä
maailma
nyt näkymätön.
Viulun sisällä
Vivaldin yö.


Berceuse

Fraîche la nuit
au-dedans du violon.
Le mouvement de l'archet
à peine sensible.
Noires les cordes,
noire la résine.
Ni doigts,
ni main,
perceptibles
Gestes du musicien,
berceau qui se balance,
mélodie qui descend.
Le monde visible
invisible désormais.
Au-dedans du violon
la nuit de Vivaldi.

Penti Saaritsa in Charbon du jour. Poètes vivants de Finlande (Ed. Riveneuve, 2000). Traduit du finnois par Olivier Descargues

vendredi 6 mars 2009

Printemps des poètes (6/31)

Le jour dans sa chute jaillit
des heures lasses
dans la pénombre
une amicale cohorte
rend la nuit synonyme
des étreintes anonymes
qui bercent
nos voix sans pays


Guillaume Damry, Art in a box

jeudi 5 mars 2009

Printemps des poètes (5/31)

Personals ad

Poet professor in autumn years
seeks helpmate companion protector friend
young lover w/empty compassionate soul
exuberant spirit, straightforward handsome
athletic physique & boundless mind, courageous
warrior who may also like women & girls, no problem,
to share bed meditation apartment Lower East Side,
help inspire mankind conquer world anger & guilt,
empowered by Whitman Blake Rimbaud Ma Rainey & Vivaldi,
familiar respecting Art's primordial majesty, priapic carefree
playful harmless slave or master, mortally tender passing swift time,
photographer, musician, painter, poet, yuppie or scholar -
Find me here in New York alone with the Alone
going to lady psychiatrist who says Make time in your life
for someone you can call darling, honey, who holds you dear
can get excited & lay his head on your heart in peace.



Petite annonce

Poète et professeur à l'automne de sa vie
cherche assistant compagnon protecteur ami
jeune amant, âme charitable et détachée
nature exubérante, droit et beau
physique d'athlète, esprit ouvert à tout, courageux
guerrier pouvant aussi aimer les femmes, pas de problème,
pour partager lit méditation appartement du Lower East Side,
aider l'humanité à vaincre sa honte & sa colère,
inspiré par Whitman Blake Rimbaud Ma Rainey & Vivaldi,
ami respectueux de la suprême majesté de l'Art, phallique insouciant
ludique inoffensif esclave ou maître, tendre mortel face au temps qui fuit
photographe, musicien, peintre, poète, yuppie ou érudit -
Retrouve-moi à New York seul dans ma Solitude
ma psy me répète Trouver une place dans votre vie
pour quelqu'un que vous pourrez appeler mon chéri, mon chou, qui vous aime tendrement
ait envie de vous & pose paisiblement sa tête sur votre coeur.


Allen Ginsberg, Cosmopolitan Greetings. Poèmes 1986-1992 (Christian Bourgois, 1996). Edition bilingue - traduit de l'anglais par Yves Le Pellec et Françoise Bourbon

mercredi 4 mars 2009

Printemps des poètes (4/31)

Dévastation

Dans l'infiniment dévasté,
dans la plus grande nudité,
quand il ne reste que ruines,
fleurir
comme l'amandier fleurit sur l'hiver.
Le dénuement devient beauté.


Anne Pion, La forme des pierres après le passage du vent (Voix d'Encre, 2005). Encres de Fabienne Verdier

mardi 3 mars 2009

Printemps des poètes (3/31)

Matina di dolòur

Mi plans il còur a vivi in Fevràr
co il soreli al nas clìpit
sul plan tra i mons e il mar.
Lus sensa passiòn, lus vecia,
cui rajs ch’a s’cialdin apena
i lèins nus e l’erba secia.
La roja a spiegla tai sgivíns
li mari’ zalutis da li violis,
muartis ta la so siminsa.



Matin de douleur

Mon coeur pleure de vivre en février
quand le soleil naît tiède
sur la plaine entre la montagne et la mer.
Lumière sans passion, lumière vieille,
aux rayons qui réchauffent à peine
les branches nues et l'herbe sèche.
Le ruisseau renvoie l'image
des touffes jaunâtres des pensées
mortes dans leur semence.


Pier Paolo Pasolini, Poèmes oubliés / Poesie dimenticate (Actes Sud, "Un endroit où aller", 1996) - édition bilingue. Traduit du frioulan par Vigji Scandella

lundi 2 mars 2009

Printemps des poètes (2/31)

"To make a prairie it takes a clover and one bee,
One clover, and a bee,
And revery.
The revery alone will do,
If bees are few."

Emily Dickinson




(Il faut pour faire une prairie
Un trèfle et une abeille -
Un seul trèfle, une abeille
Et quelque rêverie.
La rêverie suffit
Si vous êtes à court d'abeilles.)

Pierre Leyris, Esquisse d'une anthologie de la poésie américaine du XIXè siècle (Gallimard, 1995, bilingue)

dimanche 1 mars 2009

Printemps des poètes (1/31)

"Tout ce qui est inscrit fascine notre regard : une veine dans la pierre, le sillon laissé dans une écorce par le grignotement d'un ver, les nervures d'une feuille, le bord éclairé d'une colline.

Avec quelle avidité l'oeil appréhende un signe, un simple contour ou un réseau et avec quelle gourmandise (avec une patience d'insecte) il suit chaque trait, passe d'un point au plus proche, se lève, s'abaisse, tourne à gauche, à droite, revient sur ses pas, hésite, palpe et repart en glissant ! Devant tout aspect arrêté du monde, l'oeil éprouve au plus haut la joie de son propre mouvement, la LECTURE.

Se débarrasser du plus lourd, se confier au plus ténu ; feindre que les objets les plus grands, les plus opaques, les plus pesants soient contenus dans un filet de mailles sans épaisseur, afin de pouvoir les utiliser plus sûrement, les mesurer, les comparer, détacher d'eux cette mince pellicule de lignes que l'on peut déplier ou tordre à sa guise : tel est notre plaisir et notre ruse."


Jean Tardieu, La part de l'ombre (Gallimard, coll. Poésie, 2005)

mardi 10 février 2009

Après les livres

"- Votre rêve est très aristocratique, insinua l'humanitaire Julius Pollock ; l'avenir sera sans aucun doute plus démocratique. J'aimerais, je vous l'avoue, à voir le peuple plus favorisé.
- Il le sera, mon doux poète, repris-je allègrement, en continuant à développer ma vision future, rien ne manquera au peuple sur ce point ; il pourra se griser de littérature comme d'eau claire, à bon compte, car il aura ses distributeurs littéraires des rues comme il a ses fontaines.
A tous les carrefours des villes, des petits édifices s'élèveront autour desquels pendront, à l'usage des passants studieux, des tuyaux d'audition correspondant à des oeuvres faciles à metre en action par la seule pression sur un bouton indicateur. D'autre part, des sortes d'automatic libraries, mues par le déclenchement opéré par le poids d'un penny jeté dans une ouverture, donneront pour cette faible somme les oeuvres de Dickens, de Dumas père ou de Longfellow, contenues sur de longs rouleaux faits pour être actionnés à domicile.
Je vais même au-delà : l'auteur qui voudra exploiter personnellement ses oeuvres à la façon des trouvères du moyen âge et qui se plaira à les colporter de maison en maison pourra en tirer un bénéfice modéré et toutefois rémunérateur en donnant en location à tous les habitants d'un même immeuble une infinité de tuyaux qui pertiront de son magasin d'audition, sorte d'orgue porté en sautoir pour parvenir par les fenêtres ouvertes aux oreilles des locataires désireux un instant de distraire leur loisir ou d'égayer leur solitude
."

Octave Uzanne, La fin des livres (Ed. Manucius, 2008)

mercredi 4 février 2009

Message non reçu

Il m'arrive de rester totalement insensible face à certaines propositions des artistes contemporains, même si les discours qui entourent la mise en scène de leurs oeuvres ont des arguments pour me séduire.

J'ai ainsi déambulé sans ressentir la moindre émotion, sans entendre le moindre message, sans que mon cerveau ne soit titillé par quoi que ce soit d'un peu stimulant, entre les oeuvres de l'artiste américain d'origine Cherokee Jimmie Durham, exposées au Musée d'Art moderne de la Ville de Paris jusqu'au 12 avril. Indifférence et ennui, voilà tout ce que m'évoquent ces "pierres rejetées" (c'est l'intitulé de l'expo), ces objets, bouts d'objets, abjets et déchets qui servent de matière première à l'artiste - petit goût de déjà vu, non ? - ces petites vidéos où l'on fabrique une "oeuvre" en lynchant un réfrigérateur ou en écrasant un lit avec une grosse pierre. Ennui et lourdeur, cet art conceptuel povera censé porter les messages métaphorisés à l'excès de l'artiste en posture hiératique de surplomb ironique. Les oeuvres elles-mêmes semblent s'ennuyer, comme gênées d'être exposées à la va-comme-ça-peut en attendant mieux. Et franchement, non, une pierre de 34 x 41 x 20 cm aux faces peintes en vert printemps et rose bonbon ne devient pas une oeuvre d'art simplement parce qu'elle est posée sur un socle de 55 x 48 x 35 cm dans un musée d'art moderne.

Je ferai juste une exception à ces propos sans nuance sur une exposition qui m'a mise de méchante humeur : j'aime bien l'
Arch de Triomphe for Personal Use, joyeusement décalé.

lundi 2 février 2009

La Reine des lectrices

"Comme elle lisait de plus en plus, la reine se fournissait désormais auprès de diverses bibliothèques, y compris les siennes. Mais pour des raisons sentimentales, et parce qu'elle aimait bien Mr Hutchings, il lui arrivait parfois de descendre dans l'arrière-cour des cuisines et de soutenir de ses efforts le responsable du bibliobus.

Un mercredi après-midi, toutefois, le véhicule ne se montra pas ; et on ne le vit pas davantage la semaine suivante. Norman fut aussitôt chargé de se renseigner sur cette affaire et apprit que le passage du bibliobus au palais avait été supprimé suite à de sévères restrictions budgétaires. Norman ne se découragea pas et finit par retrouver le véhicule dans la cour d'une école de Pimlico : Mr Hutchings était toujours assis derrière son volant, à coller des étiquettes. Il lui expliqua qu'il avait fait valoir aux responsables des bibliothèques itinérantes que Sa Majesté était au nombre de ses clientes, mais cela avait laissé de marbre le conseil municipal. On lui apprit en effet qu'avant de supprimer ces visites, la municipalité avait mené une discrète enquête au palais, où la question n'intéressait apparemment personne.
"

Alan Bennett, La Reine des lectrices (Denoël, 2009). Traduit de l'anglais par Pierre Ménard

samedi 31 janvier 2009

Cock-a-Doodle-Doo !

"Ecoutez ! C'est le coq ! Comment décrire le chant du shangaï à midi ? En comparaison, celui du lever était un murmure. De tous les cris de coq qui aient jamais été donnés à la stupéfaction d'un mortel, c'était le plus puissant, le plus long, le plus étrangement musical. J'en avais entendu auparavant, des cris de coq, et pas n'importe lesquels ; mais celui-là, alors ! avec des accents de flûte suave même dans la clameur, une maîtrise dans le transport d'exultation - si ample, une gamme si élevée, si aisément modulable, si facile à gravir qu'on l'eût dite issue d'une gorge d'or largement rejetée en arrière. Ce chant n'avait rien du cri sottement fat de quelque jeune coq estudiantin qui ignore tout du monde et qui se lance dans la vie avec une joyeuse audace, parce qu'il ne sait rien de ce qui l'attend. C'était le chant d'un coq qui clamait en connaissance de cause, le chant d'un coq qui avait de l'expérience, le chant d'un coq qui s'était battu avec le monde, qui avait eu le dessus et qui était maintenant résolu à chanter, quand bien même la terre devrait se soulever pour faire crouler les cieux. C'était un cri de sagesse, un cri invincible, un cri philosophique, l'essence du cri."

Herman Melville, Cocorico ou Le cri du noble coq Beneventano (Allia, 2009) - traduit de l'anglais par Jean-Yves Lacroix

lundi 26 janvier 2009

Blogger, blogueur ou bloggueur ?

Si l'on croit le Petit Robert, le mot blog a été adopté par la langue française en 2002, alors que l'anglophonie l'utilisait depuis 1999. Il est issu de weblog, "carnet de bord sur internet". Sans être une intégriste de l'orthographe, je me pose des questions sur la manière la plus adéquate d'écrire en français le mot pour désigner une personne qui tient un blog.

En anglais, c'est simple : blog > blogger, avec un double "g" pour indiquer que la voyelle précédente est brève et n'est donc pas une diphtongue.

En français, petit flottement : on rencontre blogger, blogueur, mais aussi bloggueur. Le mot anglais me semble presque acceptable tel quel, même s'il peut être ambigu, la teminaison -er
indiquant généralement l'infinitif d'un verbe du premier groupe, et même s'il est difficilement féminisable. Blogueur, à mon avis, est parfait et se féminise facilement - eh, oh, je suis une blogueuse, pas une bloggere ni une blogger. Rien, en revanche, ne justifie bloggueur, qui est tout simplement une horreur !

Bon, chacun fait comme il veut, après tout ce n'est pas très grave, mais moi j'ai choisi mon camp.
Tiens, je pourrais créer un groupe sur Facebook : ceux qui préfèrent écrire "blogueur" plutôt que "blogger" ou "bloggueur" - si ça se trouve, ce groupe existe déjà...

lundi 19 janvier 2009

Anarchitecture désurbanistique

"Soulignons enfin que dès 2010, alors que le monde peinait à sortir du gouffre où les golden boys l'avaient plongé, l'exposition universelle de Shangaï avait été le signal d'une grande remise en cause de l'urbanisme, notamment autour du thème prémonitoire proposé par le Pavillon de la France : la ville sensuelle. Aujourd'hui, inspirées des quartiers traditionnels asiatiques, la plupart des villes imbriquent étroitement maisons, immeubles en hauteur, jardins, patios, terrasses, rues étroites débordant de restaurants et commerces ouverts jour et nuit. Les anciennes banlieues, hyper-densifiées, sont méconnaissables, et la distinction entre centre et périphérie n'a plus cours. Les habitants y adoptent un mode de vie hédoniste ; ils mélangent joyeusement les cultures locales et mondiales, abolissent définitivement les limites entre loisir et travail, et sèment le trouble dans la sacro-sainte séparation entre sphère publique et sphère privée.

Fondée sur le star-system, la culture d'avant 2008 avait créé un univers de valeurs aussi abstrait et aussi surfait que celui de la bulle financière : il a disparu avec elle..
."

Jacques Ferrier, architecte invité, in Archistorm n° 34 (décembre 2008 - janvier 2009)

mardi 13 janvier 2009

Vacances

"Comme il n'y avait que cet hôtel, on n'avait pas le choix d'aller ailleurs, du moins sur cette rive. Et personne ne songeait à aller manger sur l'autre rive où il y avait cependant deux hôtels. Non, on restait sur cette rive torride où on mangeait forcément toujours la même chose, le patron ne craignait aucune concurrence, fût-ce même celle de l'autre rive : du poisson, des pâtes, du bouillon. Le ravitaillement, prétendait le patron, arrivait mal et c'était la raison de ce sempiternel menu. C'était une habitude à prendre, la plupart des clients l'avaient prise.

Les repas n'en étaient pas moins gais pour autant. On se parlait, on s'interpellait d'une table à l'autre, et les conversations en général gagnaient toutes les tables de la tonnelle. Et de quoi parlait-on sinon de ce lieu infernal et de ces vacances qui étaient mauvaises pour tous, de la chaleur ? Les uns prétendaient qu'il en était ainsi de toutes les vacances. D'autres, non. Beaucoup se souvenaient avoir passé d'excellentes vacances, tout à fait réussies. Tout le monde était d'accord sur ce point qu'il était rare de réussir ses vacances, rare et difficile, il fallait beaucoup de chance.

En général, personne ne se souvenait avoir passé des vacances aussi ratées que celles-ci.

Sur les causes de ce ratage, les avis différaient.
"


Marguerite Duras, Les petits chevaux de Tarquinia (Gallimard, 1953)

dimanche 11 janvier 2009

"Oui"

"Je chante quand je suis heureux, je suis heureux, je chante, le chant m'entraîne, c'est le bonheur qui me rend heureux, le vin m'enivre, je chante dans la danse, que les femmes sont belles, que les femmes sont aimables, le vin m'enivre, je suis ivre, je danse dans le rythme de la danse, c'est le bonheur qui me rend heureux, la danse dans son rythme, l'ambiance est joyeuse, la gaieté me rend gai, je suis heureux de danser autour du feu, le bonheur me rend heureux, la fête festoie dans la gaieté, la danse dans le rythme, le feu s'enflamme, comme le feu brûle en flammes, je danse la danse si rythmée qui m'entraîne, le mouvement de la danse, c'est que je danse dans la bonne ambiance, c'est le bonheur qui me rend heureux, c'est le vin qui m'enivre."

Christophe Tarkos, Oui in Ecrits poétiques (P.O.L., 2008)

samedi 10 janvier 2009

Kénya

"Cependant dans cet embouteillage étrange, dans la fumée bleue des diésels, le guépard se met à tousser atrocement, c'est une toux déchirée, écartelée entre deux tons, l'attaque est rauque mais elle finit dans des aigus grotesques, dénaturée. Il sonne comme un gros chat malade et castré, et désormais Pierre est au bord des larmes, il a fait taire d'un geste excédé le chauffeur qui lui soufflait shoot, shoot, il écoute ce cri comme s'il s'agissait d'y reconnaître des paroles inouïes, ce cri est la détresse du guépard et comme l'expression parfaite de la tristesse qui maintenant unit l'animal aux hommes, aux silhouettes torturées des grands acacias, et même aux griffures glacées des nuages du soir, le cri des êtres sans langage touche au fond sans paroles du langage des hommes. Seule la honte d'être là sauve Pierre des larmes, la honte qui nous sépare des hyènes et des vautours."

Stéphane Audeguy, Nous autres (Gallimard, 2009)

vendredi 9 janvier 2009

"Ma langue est poétique"

"Ma langue est poétique, est naturelle, est sonore, est bruitée, est féconde, est douce, est inondée de soleil, ma langue a des sons d'herbes et d'été, les herbes sont sonores, l'été est sonore d'herbes, l'herbe bruit dans ma langue, l'herbe sèche de l'été, en été, l'herbe sèche est bruyante, bruisse et cingle, ce sont les herbes, les bruits viennent de l'herbe, ce sont des bruits d'herbes sèches, ma langue a les bruits sonores des herbes desséchées de l'été, les bruits répétitifs, incessants, les bruits de ma langue ne cessent pas, cinglent et se répètent, et se dessèchent au soleil, le soleil sèche les herbes, les herbes bruissent, sifflent et cinglent, ma langue sèche, siffle, cingle, ma langue sonore, ma langue herbeuse, ma langue de sons herbeux, ma langue d'herbes qui sèchent, qui sont sonores, sonne, musicale, ensoleillée, sèche, ma langue est poétique, est sèche, crépite tout l'après-midi, depuis le lever de soleil, tout l'après-midi de cet été."

Christophe Tarkos, Ma langue est poétique in Ecrits poétiques (P.O.L., 2008)

dimanche 4 janvier 2009

Tout est passé si vite (1)

Je me souviens de Cécile, qui m'attendait sous la pluie et qui m'a souri.
Je me souviens que ses longs cheveux étaient trempés.
Je me souviens qu'Edith et moi nous sommes embrassées et qu'ensuite nous ne savions plus que faire.
Je me souviens qu'ensemble nous avons écrasé une araignée.
Je me souviens d'avoir vu ma grand-mère attacher le chien à un piquet pour le battre.
Je me souviens que les poules picoraient du maïs dans ma main et que je les chassais lorsqu'elles me faisaient trop mal.
Je me souviens du jour où j'ai découvert le plaisir solitaire.
Je me souviens d'avoir su tout de suite qu'il ne fallait pas en parler.
Je me souviens que ma mère disait qu'il fallait tout dire à ses parents.
Je me souviens que je croyais secrètement en Dieu.
Je me souviens que ma grand-tante me faisait réciter des prières.
Je me souviens qu'avant de dormir il fallait penser à la Vierge : Notre-Dame de Lourdes priez pour nous, Notre-Dame de Rocamadour priez pour nous, Notre-Dame du Causse priez pour nous.
Je me souviens de mes retraites à Saint-Antoine.
Je me souviens de mes premières règles.
Je me souviens de mon baby-blues.
Je me souviens d'avoir aimé la gymnastique, mais pas la course à pied.
Je me souviens d'avoir passé des heures à rêver.
Je me souviens d'avoir passé des heures à lire.
Je me souviens du Blé en herbe de Colette.
Je me souviens que chez mes grand-parents il y avait des almanachs avec des photos d'actrices.
Je me souviens d'avoir aimé des personnages de femmes partagées entre l'amour et la Raison d'Etat.
Je me souviens de Phèdre.
Je me souviens que la maison n'avait ni chauffage ni eau courante.
Je me souviens que le samedi soir on me lavait dans un grand chaudron près de la cheminée.
Je me souviens que ma grand-mère faisait du fromage de vache et ma grand-tante du fromage de chèvre.
Je me souviens de l'odeur du bouc.
Je me souviens des foins et de cet homme qui voulait jouer avec moi.
Je me souviens que c'était un secret et qu'il était trop rouge.
Je me souviens que les femmes chantaient faux à la messe.
Je me souviens de m'être perdue dans une forêt.
Je me souviens d'avoir été peu surveillée.
Je me souviens d'un très petit appartement où ma soeur et moi dormions dans le même lit, dans la même chambre que mes parents.
Je me souviens que mon père a eu une très grosse varicelle.
Je me souviens qu'il ne fallait pas faire de bruit.
Je me souviens d'avoir joué à Mandrake et à la marelle avec Annick.
Je me souviens qu'Annick est morte à vingt ans.
Je me souviens d'un coup de foudre pour un homme avec des taches de rousseur sur les bras.
Je me souviens du premier homme que j'ai vu en érection.
Je me souviens d'avoir été très timide.
Je me souviens d'avoir remporté une subvention de 500 000 francs en me mettant en colère.
Je me souviens d'avoir tricoté des pulls aux motifs compliqués et brodé des abécédaires.
Je me souviens d'avoir étudié l'astrologie et voulu devenir astrologue.
Je me souviens d'avoir aimé traduire.
Je me souviens d'avoir été souvent surprise par des rencontres.
Je me souviens des soirées de juin.
Je me souviens de ma première mobylette.
Je me souviens de ma première blouse en nylon couleur pétrole.
Je me souviens d'avoir porté des chaussures orthopédiques et un appareil dentaire.
Je me souviens d'avoir détesté les adultes.
Je me souviens de m'être laissée tomber du haut d'un escalier juste pour comprendre ce que signifiait "c'est dangereux"
Je me souviens d'avoir un soir avalé beaucoup de Lexomil et de m'être réveillée vingt-quatre heures plus tard, un peu groggy.
Je me souviens d'avoir été désespérée mais j'ai oublié pourquoi.
Je me souviens de ma grand-mère sur une civière.
Je me souviens du petit cimetière de Chartrier.
Je me souviens que j'ai oublié beaucoup de mes secrets.
Je me souviens du pain.
Je me souviens de l'odeur des tomates.
Je me souviens du dispensaire de l'Hôtel Labenche.
Je me souviens que Pierre Bergougnoux parle de l'Hôtel Labenche.
Je me souviens que dans le village, Berthe fut la première à avoir la télé.
Je me souviens d'être allée plusieurs fois à Düsseldorf pour un grand blond avec une moto noire.
Je me souviens d'avoir aimé les mots allemands chuchotés à l'oreille.
Je me souviens de mein Schatz.
Je me souviens de Sehnsucht et de Heimatsweh.
Je me souviens que les mots de la nuit sont pornographiques.
Je me souviens d'avoir eu honte en lisant le Marquis de Sade.
Je me souviens de Nuit et brouillard.
Je me souviens que ma grand-mère me disait plus tard il faudra que tu étudies.
Je me souviens qu'elle était allée à l'école seulement pendant deux ans.
Je me souviens qu'elle était fière sur son tracteur et que les femmes travaillaient dur.
Je me souviens que je devais surveiller mon arrière-grand-père pour qu'il ne tombe pas dans le feu.
Je me souviens de la lenteur.
Je me souviens de la solitude.
Je me souviens que je n'ai pas encore lu Le temps retrouvé.