"Ah, le temps s'accélère ! Je sens, de plus en plus, le souffle de sa vitesse. Dans le ciel, les nuages précipitent leur glissement, nuits et jours se succèdent comme des éclairs, les mois durent à peine un jour, les saisons se bousculent, dès le solstice d'été la lumière déjà se glace du froid de l'hiver, mon corps se courbe, s'endolorit, ma peau se flétrit, dans le miroir mon visage se dessèche, un crâne apparaît, tombe, se brise, devient poussière que le vent emporte, et j'aspire à une sérénité que je ne trouve jamais.
Autour de moi, rien ne paraît changé et pourtant tout est changé. Une barrière invisible a été franchie, au-delà de laquelle le mot projet perd son sens. Vieillir, c'est franchir cette barrière, c'est se mettre à marcher sans espoir de but, hormis ce néant dont on ne sait ni quand ni où il nous surprendra. J'ai franchi cette barrière. Même si mon corps est encore droit, mon pas vif, ma vue passablement bonne, je sais que ce corps, ce pas, cette vue ne sont plus ce qu'ils étaient. Je suis déjà au-delà et même si, parfois, il m'arrive de mimer une attente, cette attente n'est plus qu'une caricature. Sous le ciel vide, les autres, imperceptiblement, me dépassent, me laissent en arrière, traînard d'un exode infini, voué à être la proie de mâchoires symboliques. La nuit approche. Le soleil décline. Des bruits de fête se défont ici et là. Il y a, au fond du soir, dans le creux laissé par le vent apaisé, une odeur de feuille brûlée, un calme automnal. Je m'arrête. J'écoute. Je regarde à mes pieds l'allongement des ombres. J'entends des chiens, à l'infini, comme perdus sur l'horizon, et je connais soudain le bonheur d'une seconde sans ambition où je me fonds, tout entier, dans l'immensité de l'indifférence."
René Pons, L'homme séparé (Actes Sud, 1995)
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