"Il s'était trouvé amoureux avant même de reconnaître ou de comprendre ce qui lui arrivait. Quand il avait perçu son trouble, le mal était fait depuis longtemps, il était tombé dans l'amour. C'était une chute vertigineuse. Il était pris en entier par l'idée de cette femme qui avait les cheveux comme un buisson et les lèvres mouillées par la lecture. Une gadjé ! Le songe est une autre manière de vie et la part de rêve que peut accepter l'esprit est grande. Angelo n'avait pas plus l'expérience du rêve que celle de l'amour : il fut balayé par le songe amoureux. La pensée d'Esther ne le quittait pas. Il habitait en rêve une terre qui n'existait pas pour lui, et cette terre s'appelait Esther pleine d'enfants, de livres, et de mots roulés dans une bouche charnue de femme en pleine floraison. Il se couchait pour rêver tranquille. Il s'appliquait à ne penser qu'à cette femme : la visualiser dans d'hypothétiques situations où ils auraient été ensemble. Il lui parlait, murmurait des choses qu'il n'avait jamais dites. Elle répondait les mots qu'il inventait pour elle. Il partait s'assoir sur une pierre, calait ses fesses dans un creux de son relief. Assis à ne rien faire, il pouvait le rester plusieurs heures, lorsque personne ne cherchait après lui. La vie prenait moins d'importance puisqu'il avait en lui cet amour. Il rêvait de cette face veloutée, avec ces surfaces étonamment larges pour ce qui n'était qu'un visage. Les joues d'Esther, pensait-il, étaient rondes et lisses comme des fesses, il devenait fou. Il connaissait chacun des instants où ils s'étaient parlé. Il avait repris et ressassé chaque mot. Rien n'avait pu se perdre (mais tout s'était usé). Sa mémoire était méticuleuse. Et il vivait lové dans cet amour en forme de néant qui avait pris en lui comme une graine, ivre des promesses qu'elle portait sur elle sans le savoir, avec la grâce des innocentes."
Alice Ferney, Grâce et dénuement (Actes Sud, 1997)
De « pinchina » à Pinchinat
Il y a 16 heures
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