"Jusqu'à ce que je parte, tout entier, corps et âme, et même après, encore, quelque chose m'a échappé de cette échappatoire que les livres, à Brive, m'ont procurée. Je lisais. J'avais entre les mains un de ces volumes qui sont, lorsqu'on les ouvre, comme un coin enfoncé dans l'épaisseur du monde. J'étais absenté à moi-même et aux entours immédiats, aux choses qui furent, à l'origine, toutes les choses. Je croyais, du moins. J'ai cru que, par le truchement des livres entrouverts, on accède à ce qui est caché ou différent ou simplement distant. J'ai croisé dans les mers chaudes, combattu à Smolensk. J'ai défendu le fortin, avec Jim Hawkins, volé en direction d'Albert, à trente mille pieds, au côté de Saint-Exupéry, qui avait des attaches en Limousin. Mais en fait, je n'ai jamais quitté Brive. Albert, Smolensk, l'île au trésor, loin de ressembler à ce qu'ils sont, là-bas, dans l'éloignement où ils résident effectivement, lorsque j'ai eu à les imaginer au moyen des signes écrits qui parlaient d'eux, ce fut toujours sous des espèces autres, familières et proches. L'assimilation se faisait à partir d'affinités secrètes, si vite que l'opération m'échappait complètement, comme ces combinaisons chimiques où deux éléments hétérogènes mais très avides l'un de l'autre s'unissent intimement pour engendrer un corps composé où leurs propriétés s'interpénètrent en se neutralisant. C'est bien plus tard que j'ai discerné ce que, lisant, je regardais sans le voir."
Pierre Bergounioux, L'empreinte (Fata Morgana, 2007)
De « pinchina » à Pinchinat
Il y a 1 jour
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