"Depuis la révolution de 1905, il y avait également, dans l'importante ville de province dont il est ici question, une grande bibliothèque publique - la fierté des habitants - avec une vaste salle de lecture et un système de prêt à domicile. Mais nous, les écoliers, elle nous faisait peur par son caractère mystérieux, compliqué et officiel. Les livres étaient protégés par de hautes barrières en bois laqué plus grandes que nous, ils étaient cachés dans d'incertaines profondeurs, on allait nous les chercher, on nous les apportait en se référant à des fiches rédigées selon un code secret dont nous ignorions la clé, et il nous était trop pénible de devoir chaque fois solliciter l'aide de la bibliothécaire ; il fallait lire à une table, assis auprès d'inconnus, d'étrangers. L'inévitable bruit de fond qui règne dans toutes les salles de lecture nous causait une gêne insurmontable, ce bruissement du silence propre aux bibliothèques, composé de toussotements, du froissement des pages que l'on tourne, du raclement sur le sol des chaises avancées ou reculées. Les distractions visuelles aussi étaient bien trop nombreuses : le moindre mouvement d'un lecteur voisin ou du bibliothécaire de service nous gênait, détournait notre attention."
Varlam Chalamov, Mes bibliothèques (Interférences, 2006). Traduit du russe par Sophie Benech