Blog vagabond, culturel et champêtre

mardi 17 mars 2009

Bibliothèque, Russie, 1905

"Depuis la révolution de 1905, il y avait également, dans l'importante ville de province dont il est ici question, une grande bibliothèque publique - la fierté des habitants - avec une vaste salle de lecture et un système de prêt à domicile. Mais nous, les écoliers, elle nous faisait peur par son caractère mystérieux, compliqué et officiel. Les livres étaient protégés par de hautes barrières en bois laqué plus grandes que nous, ils étaient cachés dans d'incertaines profondeurs, on allait nous les chercher, on nous les apportait en se référant à des fiches rédigées selon un code secret dont nous ignorions la clé, et il nous était trop pénible de devoir chaque fois solliciter l'aide de la bibliothécaire ; il fallait lire à une table, assis auprès d'inconnus, d'étrangers. L'inévitable bruit de fond qui règne dans toutes les salles de lecture nous causait une gêne insurmontable, ce bruissement du silence propre aux bibliothèques, composé de toussotements, du froissement des pages que l'on tourne, du raclement sur le sol des chaises avancées ou reculées. Les distractions visuelles aussi étaient bien trop nombreuses : le moindre mouvement d'un lecteur voisin ou du bibliothécaire de service nous gênait, détournait notre attention."

Varlam Chalamov, Mes bibliothèques (Interférences, 2006). Traduit du russe par Sophie Benech

samedi 14 mars 2009

Printemps des poètes (12/31)

"La poésie est une machine à hacher par-dedans les labyrinthes et les distances. Et les mots qui la composent - des signes de reconnaissance pour ceux qui cherchent à voir en deçà de l'ordre des choses. Autrement dit, la poésie ressemble à un énorme haut-parleur qui fait ressortir, des couches fossiles de l'âme humaine, l'énergie intarissable de la tornade du premier battement de coeur. Aussi une guérilla poétique, fondée sur le talent, l'enthousiasme et la force des poètes francophones, peut-elle toujours lutter contre la réalité en détresse du monde moderne, afin d'anéantir le culte du banal, l'écriture à profil people, les préjugés, l'immobilisme et les lieux communs ! Mais pour que la poésie se change en machine de guerre, il faut que sa descente dans le quotidien soit frappante, il faut qu'elle décoiffe ! J'ai toujours cru qu'un véritable commando poétique doit avoir le courage et la vigueur nécessaires pour donner un nouveau visage à la littérature, pour remuer la vie de l'intérieur et pour dévoiler un monde où l'on peut vivre sans enfiler tous les jours une chemise de Kevlar."

Linda Maria Baros, in Poésies de langue française. 144 poètes d'aujourd'hui autour du monde. Anthologie établie par Stéphane Bataillon, Sylvestre Clancier et Bruno Doucey (Seghers, 2008)

jeudi 12 mars 2009

Printemps des poètes (11/31)

Comme un gros barbouillis de feu mâchuré
Le soleil couchant s'attarde sur les nuages qui demeurent.
Monte un sifflement vague des lointains de cette soirée fort calme.
C'est sans doute un train éloigné.

En ce moment précis monte en moi une sorte de vague à l'âme
Et un vague désir placide
Qui apparaît puis disparaît.

De la sorte parfois, à la surface des ruisseaux,
Des bulles se forment sur l'eau
Qui naissent puis se défont
Et qui n'ont pas de sens du tout
Si ce n'est qu'elles sont des bulles d'eau
Qui naissent puis se défont.


Alberto Caeiro, Le gardeur de troupeaux in Fernando Pessoa, Poèmes païens (Christian Bourgois, 1989).

mercredi 11 mars 2009

Printemps des poètes (10/31)

BIBLIOTHEK

Die vielen buchstaben
die nicht aus ihren wörtern können

die vielen wörter
die nicht aus ihren sätzen können

die vielen sätze
die nicht aus ihren texten können

die vielen texte
die nicht aus ihren büchern können

die vielen bücher
mit dem vielen staub darauf

die gute putzfrau
mit dem staubwedel



BIBLIOTHEQUE

toutes ces lettres
qui ne peuvent pas sortir de leurs mots

tous ces mots
qui ne peuvent pas sortir de leurs phrases

toutes ces phrases
qui ne peuvent pas sortir de leurs textes

tous ces textes
qui ne peuvent pas sortir de leurs livres

tous ces livres
avec toute cette poussière dessus

la brave femme de ménage
avec son plumeau



Ernst Jandl in Anthologie bilingue de la poésie allemande (Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1993). Traduit par Jean-Pierre Lefebvre

mardi 10 mars 2009

Printemps des poètes (9/31)

Valore

Considero valore ogni forma di vita, la neve, la fragola, la mosca.
Considero valore il regno minerale, la repubblica delle stelle.
Considero valore il vino finché dura il pasto, un sorriso involontario, la stanchezza di chi non si è risparmiato, due vecchi che si amano.
Considero valore quello che domani non varrà più niente e quello che oggi vale ancora poco.
Considero valore tutte le ferite.
Considero valore risparmiare acqua, riparare un paio di scarpe, tacere in tempo, accorrere a un grido, chiedere permesso prima di sedersi, provare gratitudine senza ricordare di che.
Considero valore sapere in una stanza dov’è il nord, qual è il nome del vento che sta asciugando il bucato.
Considero valore il viaggio del vagabondo, la clausura della monaca, la pazienza del condannato, qualunque colpa sia.
Considero valore l’uso del verbo amare e l’ipotesi che esista un creatore.
Molti di questi valori non ho conosciuto.



Valeur

J'attache de la valeur à toute forme de vie, à la neige, la fraise, la mouche.
J'attache de la valeur au règne animal et à la république des étoiles.
J'attache de la valeur au vin tant que dure le repas, au sourire involontaire, à la fatigue de celui qui ne s'est pas épargné, à deux vieux qui s'aiment.
J'attache de la valeur à ce qui demain ne vaudra plus rien et à ce qui aujourd'hui vaut encore peu de chose.
J'attache de la valeur à toutes les blessures.
J'attache de la valeur à économiser l'eau, à réparer une paire de souliers, à se taire à temps, à accourir à un cri, à demander la permission avant de s'asseoir, à éprouver de la gratitude sans se souvenir de quoi.
J'attache de la valeur à savoir où se trouve le nord dans une pièce,quel est le nom du vent en train de sécher la lessive.
J'attache de la valeur au voyage du vagabond, à la clôture de la moniale, à la patience du condamné quelle que soit sa faute.
J'attache de la valeur à l'usage du verbe aimer et à l'hypothèse qu'il existe un créateur.
Bien de ces valeurs, je ne les ai pas connues.


Erri de Luca, Oeuvre sur l'eau (Seghers, 2002). Traduit de l'italien par Danièle Valin

dimanche 8 mars 2009

Printemps des poètes (8/31)

Si le Maroc était un visage, ce serait une lumière, une parole du temps, dérive des saisons, énigmes des pierres.

Mon pays est une enfance qui traverse les murailles et les siècles, gardée par un ciel chargé d'oiseaux de passage, signes du lointain.

La terre, jamais muette, sait attendre et danser sous les pieds des femmes.
Le soleil lentement la dénude pendant que des mains éphémères glissent vers la nuit.

La terre, l'enfance et la lune pleine s'enchantent des turbulences, des fièvres et des fleuves en crue.

Et l'origine quitte l'argile pour s'ancrer dans les sables, et les sables c'est le Sud, source et patrie de cette lumière dessinant le visage de mon pays.

C'est aussi la douleur, les larmes dans le silence, les yeux égarés dans le ciel, l'attente pleine de terre humide.

Il est des saisons où toute clarté est cruelle, flamme descendant les monts et les légendes, brûlant les pieds nus des siècles où l'Histoire sème l'oubli des plaies.

Il est des jours où l'Histoire se blesse à l'insu des corps d'âpre orgueil.

Tel est mon corps : ombre affolée dans un jardin d'illusions.


Tahar Ben Jelloun, Les pierres du temps et autres poèmes (Seuil, "Points", 2007)

samedi 7 mars 2009

Printemps des poètes (7/31)

Berceuse

Viileä yö
viulun sisällä.
Jousen liike
vain
arvattavissa.
Mustia jouhet,
mustaa hartsi.
Ei näy sormia,
ei näy kättä.
Soittajan
liikkeet
keinuva
kehto,
laskeva sävel.
Näkyvä
maailma
nyt näkymätön.
Viulun sisällä
Vivaldin yö.


Berceuse

Fraîche la nuit
au-dedans du violon.
Le mouvement de l'archet
à peine sensible.
Noires les cordes,
noire la résine.
Ni doigts,
ni main,
perceptibles
Gestes du musicien,
berceau qui se balance,
mélodie qui descend.
Le monde visible
invisible désormais.
Au-dedans du violon
la nuit de Vivaldi.

Penti Saaritsa in Charbon du jour. Poètes vivants de Finlande (Ed. Riveneuve, 2000). Traduit du finnois par Olivier Descargues

vendredi 6 mars 2009

Printemps des poètes (6/31)

Le jour dans sa chute jaillit
des heures lasses
dans la pénombre
une amicale cohorte
rend la nuit synonyme
des étreintes anonymes
qui bercent
nos voix sans pays


Guillaume Damry, Art in a box

jeudi 5 mars 2009

Printemps des poètes (5/31)

Personals ad

Poet professor in autumn years
seeks helpmate companion protector friend
young lover w/empty compassionate soul
exuberant spirit, straightforward handsome
athletic physique & boundless mind, courageous
warrior who may also like women & girls, no problem,
to share bed meditation apartment Lower East Side,
help inspire mankind conquer world anger & guilt,
empowered by Whitman Blake Rimbaud Ma Rainey & Vivaldi,
familiar respecting Art's primordial majesty, priapic carefree
playful harmless slave or master, mortally tender passing swift time,
photographer, musician, painter, poet, yuppie or scholar -
Find me here in New York alone with the Alone
going to lady psychiatrist who says Make time in your life
for someone you can call darling, honey, who holds you dear
can get excited & lay his head on your heart in peace.



Petite annonce

Poète et professeur à l'automne de sa vie
cherche assistant compagnon protecteur ami
jeune amant, âme charitable et détachée
nature exubérante, droit et beau
physique d'athlète, esprit ouvert à tout, courageux
guerrier pouvant aussi aimer les femmes, pas de problème,
pour partager lit méditation appartement du Lower East Side,
aider l'humanité à vaincre sa honte & sa colère,
inspiré par Whitman Blake Rimbaud Ma Rainey & Vivaldi,
ami respectueux de la suprême majesté de l'Art, phallique insouciant
ludique inoffensif esclave ou maître, tendre mortel face au temps qui fuit
photographe, musicien, peintre, poète, yuppie ou érudit -
Retrouve-moi à New York seul dans ma Solitude
ma psy me répète Trouver une place dans votre vie
pour quelqu'un que vous pourrez appeler mon chéri, mon chou, qui vous aime tendrement
ait envie de vous & pose paisiblement sa tête sur votre coeur.


Allen Ginsberg, Cosmopolitan Greetings. Poèmes 1986-1992 (Christian Bourgois, 1996). Edition bilingue - traduit de l'anglais par Yves Le Pellec et Françoise Bourbon

mercredi 4 mars 2009

Printemps des poètes (4/31)

Dévastation

Dans l'infiniment dévasté,
dans la plus grande nudité,
quand il ne reste que ruines,
fleurir
comme l'amandier fleurit sur l'hiver.
Le dénuement devient beauté.


Anne Pion, La forme des pierres après le passage du vent (Voix d'Encre, 2005). Encres de Fabienne Verdier

mardi 3 mars 2009

Printemps des poètes (3/31)

Matina di dolòur

Mi plans il còur a vivi in Fevràr
co il soreli al nas clìpit
sul plan tra i mons e il mar.
Lus sensa passiòn, lus vecia,
cui rajs ch’a s’cialdin apena
i lèins nus e l’erba secia.
La roja a spiegla tai sgivíns
li mari’ zalutis da li violis,
muartis ta la so siminsa.



Matin de douleur

Mon coeur pleure de vivre en février
quand le soleil naît tiède
sur la plaine entre la montagne et la mer.
Lumière sans passion, lumière vieille,
aux rayons qui réchauffent à peine
les branches nues et l'herbe sèche.
Le ruisseau renvoie l'image
des touffes jaunâtres des pensées
mortes dans leur semence.


Pier Paolo Pasolini, Poèmes oubliés / Poesie dimenticate (Actes Sud, "Un endroit où aller", 1996) - édition bilingue. Traduit du frioulan par Vigji Scandella

lundi 2 mars 2009

Printemps des poètes (2/31)

"To make a prairie it takes a clover and one bee,
One clover, and a bee,
And revery.
The revery alone will do,
If bees are few."

Emily Dickinson




(Il faut pour faire une prairie
Un trèfle et une abeille -
Un seul trèfle, une abeille
Et quelque rêverie.
La rêverie suffit
Si vous êtes à court d'abeilles.)

Pierre Leyris, Esquisse d'une anthologie de la poésie américaine du XIXè siècle (Gallimard, 1995, bilingue)

dimanche 1 mars 2009

Printemps des poètes (1/31)

"Tout ce qui est inscrit fascine notre regard : une veine dans la pierre, le sillon laissé dans une écorce par le grignotement d'un ver, les nervures d'une feuille, le bord éclairé d'une colline.

Avec quelle avidité l'oeil appréhende un signe, un simple contour ou un réseau et avec quelle gourmandise (avec une patience d'insecte) il suit chaque trait, passe d'un point au plus proche, se lève, s'abaisse, tourne à gauche, à droite, revient sur ses pas, hésite, palpe et repart en glissant ! Devant tout aspect arrêté du monde, l'oeil éprouve au plus haut la joie de son propre mouvement, la LECTURE.

Se débarrasser du plus lourd, se confier au plus ténu ; feindre que les objets les plus grands, les plus opaques, les plus pesants soient contenus dans un filet de mailles sans épaisseur, afin de pouvoir les utiliser plus sûrement, les mesurer, les comparer, détacher d'eux cette mince pellicule de lignes que l'on peut déplier ou tordre à sa guise : tel est notre plaisir et notre ruse."


Jean Tardieu, La part de l'ombre (Gallimard, coll. Poésie, 2005)